Les apôtres, après avoir vu Jésus s’en aller vers le ciel, retournèrent à Jérusalem… Il montèrent dans la chambre haute où ils se tenaient habituellement… Tous, d’un même cœur, étaient assidus à la prière, avec des femmes, avec Marie la mère de Jésus, et avec ses frères.
Une étape nouvelle commence dans la vie de la communauté des disciples. Jésus s’en est allé vers le ciel. Il est retourné vers le Père. Le temps de sa présence sensible est achevé. Ses disciples ne le verront plus. Ils ne l’entendront plus. Ils ne le toucheront plus. Alors, ils prient. Et, tout en rendant grâce à Dieu pour la résurrection de Jésus et son entrée dans la gloire, ils s’interrogent sur le mode de relation qu’ils entretiendront désormais avec lui, le Vivant assis à la droite du Père. Désormais, je ne suis plus dans le monde ; eux, ils sont dans le monde (Jn 17, 11). De quelle nature sera cette relation nouvelle, vécue dans la distance, et non en « présentiel », pour employer un néologisme forgé dans le monde du travail pendant le confinement ? Ce mode nouveau de relation nous intéresse au premier chef puisque c’est le nôtre, nous qui ne connaissons que le Christ glorifié.
La grande tradition chrétienne nous dit que nous vivons sous le régime de l’adoption filiale et de l’imitation du Christ. Par le sacrement du baptême, sous l’action de l’Esprit-saint, nous sommes incorporés au Christ. De l’unique corps du Christ, Jésus est la tête, nous en sommes les membres. Par cette incorporation, nous devenons, en lui, fils et filles adoptifs (Rm 8, 15 ; Eph 1, 15). Le Christ est alors contemplé comme modèle, l’aîné d’une multitude de frères et sœurs (Rm 8, 29). La grâce du baptême, le bain de la nouvelle naissance (Ti 3, 5), nous fait entrer dans une vie nouvelle et nous nous efforçons de conformer notre existence à celle du premier-né de toutes créatures (Col 1, 15), devenu le premier-né d’entre les morts (Col 1, 18). L’Eglise offre le visage de cette communauté humaine, composée de fils et de filles adoptifs en quête de ressemblance avec leur maître, une communauté où nous devons parvenir, tous ensemble,…à l’état d’adultes, à la stature du Christ dans sa plénitude (Eph 4, 13), famille qui s’adresse à son Seigneur en disant : « notre père… » (Mt 6, 9 ; voir les salutations initiales dans les lettres de Paul).
La page d’évangile lue aujourd’hui déploie une autre perspective que celle de l’adoption filiale et de l’imitation du Christ, une autre manière de se situer par rapport au Christ et à Dieu, très prégnante dans l’évangile de Jean. Là, Dieu est père mais sans familiarité aucune avec ses créatures. Il est plus exactement « le » Père, comme on dit « le Soleil », avec cet « article de notoriété » qui désigne une réalité unique, a priori bien connue. Le Père a un Fils, mais un fils unique (Jn 1, 14 ; 3, 16), « le » Fils, drapé lui aussi dans cet article défini qui le rend singulier, le tient à distance et le nimbe de mystère. Le Père est caché. Et les disciples ne cessent de demander : « montre-nous le Père ». Et le Fils de rappeler : « mon Père…, vous ne le connaissez pas tandis que moi je le connais » (Jn 8, 55). Seul le Fils connait le Père. D’ailleurs, il s’approprie ce père en disant très souvent qu’il est « son » Père. Il le tutoie lorsqu’il le prie : « Père, glorifie ton Fils afin que le Fils te glorifie ». Mais il n’enseigne pas aux disciples à user de cette familiarité (à la différence de Mt 6, 4.6.18). Il n’enseigne pas non plus à prier en disant « notre Père ». Lorsque ses interlocuteurs parlent de « notre Père Jacob » comme le fait la samaritaine ou « notre père Abraham »(cf Jn 8, 39.54), il laisse dire ou se montre dubitatif. Mais lorsque ses adversaires s’avisent de dire qu’ils ont Dieu pour père (Jn 8, 41), il réagit vigoureusement : « Votre père, c’est le diable » (Jn 8, 44). Le Fils unique fait front et semble même faire barrage à ceux qui voudraient revendiquer une filiation qu’il est le seul à vivre. Ainsi s’instaure, dans cet évangile, un climat particulier dans lequel Dieu, « le » Père, reste caché, invisible, comme inaccessible, connu du Fils et de lui seul. Et ce Fils, « le » Fils, revendique sa singularité, une filiation sans partage. Il est clair qu’un tel contexte ne valorise pas l’expression de la vie de foi comme un processus d’adoption filiale ou d’incorporation au Fils. Ce climat spécifique valorise un regard différent sur la relation de l’homme à Dieu.
Cette perspective autre nous est ouverte par la prière du Christ entendue aujourd’hui. J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as pris dans le monde pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés… Je prie… pour ceux que tu m’as donné, car ils sont à toi. Tout ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi. Le Père donne les disciples au Fils, le Fils les reçoit du Père. Le Fils, à son tour, les conduit au Père en les initiant à la connaissance du Père. La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé. Nous sommes ici invités à ne pas focaliser notre attention sur Jésus seul mais à contempler la relation du Père et du Fils dans laquelle nous sommes impliqués. Nous reposons entre les mains du Père, entre les mains du Fils. Nous sommes conduits par le Père jusqu’au Fils comme un don de sa paternité divine. Puis nous sommes conduits, en retour, par le Fils jusqu’au Père comme une offrande filiale. Nous nous découvrons ainsi placés au cœur du mystère trinitaire tout entier. Simples créatures, au cœur de l’élan d’amour du Père vers le Fils, et de la réponse d’amour du Fils vers le Père. La perspective christocentrique cède la place à la perspective trinitaire. Là, il s’agissait d’entrer dans le lignage du Christ, de partager l’héritage du Christ, d’avoir part à sa descendance (cf Rm 8, 17). Ici, il s’agit d’accepter l’étreinte du Père et du Fils (Jn 3, 35 et Jn 10, 29), d’être marqué de l’empreinte du Père et du Fils, de vivre son incandescence. En définitive, il s’agit de se tenir là où se tient l’Esprit de Dieu, le souffle divin, la pulsation de la vie divine, la conspiration du Père et du Fils. « Tu me les as donnés… Tout ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi ». On ne peut que balbutier en parlant de ces choses-là. On pourrait renoncer même, tant cela semble délicat, tant cela réclame de foi, tant cela dépouille aussi de n’être plus qu’un don, un mouvement, un souffle, en Dieu. Mais n’est-ce pas le souffle divin qui fait vivre ?
A l’approche de la Pentecôte, célébration du don de l’Esprit Saint, nous allons nous remémorer l’élan puissant des disciples vers le monde pour annoncer l’Evangile. Puissions-nous aussi goûter aussi l’élan puissant de l’Esprit vers le monde intérieur, vers ce lieu matriciel où les enfants de Dieu que nous sommes sont engendrés en Dieu, donnés en Dieu, et conduits par Dieu jusqu’à Dieu lui-même.
La vie éternelle, c’est que nous connaissions le seul vrai Dieu et celui qu’il a envoyé.
Frère Jean-Loup