« Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples. » Au moment où Jésus monte au ciel et se sépare de ses disciples, ce n’est pas vers le ciel qu’il les attire. Il les invite bien plutôt à garder les pieds sur terre, à parcourir les routes du monde même. « De toutes les nations faites des disciples. » Il les envoie avec un certain empressement même : « Allez donc ! » En écho, dans le récit des Actes des apôtres, les deux messagers divins ne se gênent pas pour secouer les disciples : « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ! » Nous voilà donc assignés à nous tourner vers l’avenir en affrontant le réel où Dieu nous attend sans nous complaire dans la nostalgie d’un passé révolu. L’Ascension sonne l’heure de la responsabilité.
On peut, certes, comprendre qu’un sentiment d’arrachement saisisse les disciples au moment où Jésus leur est enlevé. Mais le vide qu’il laisse, l’espace qu’il libère en s’effaçant d’une certaine manière, ce sont eux maintenant – et nous aujourd’hui – qui reçoivent mission de l’investir, pour y déployer l’évangile soutenus par l’Esprit Saint. Sa manière de « faire place », pour que les disciples qu’il a formés déploient à leur tour leurs talents et poursuivent son œuvre, est créatrice et se révèle porteuse de fécondité dans le temps et l’espace. Il nous faut en retenir la leçon si nous voulons, nous aussi, porter des fruits en abondance. Le royaume des cieux ne s’établit pas à la manière des royaumes de ce monde. Les disciples en ont pourtant encore la tentation quand ils demandent au Seigneur : « est-ce maintenant que tu vas rétablir la royauté en Israël ? » Jésus ne nous envoie pas conquérir le monde pour le posséder. Il en a lui-même fui toutes les opportunités qui lui étaient offertes au cours de sa vie publique ! Il nous envoie au contraire révéler à chaque personne humaine sa vocation profonde d’enfant de Dieu et la pleine liberté qu’une telle identité peut faire éclore en nous si nous accueillons le Christ en nos vies. Une telle existence baptismale est une existence littéralement « pascale », c’est-à-dire une existence qui n’accapare rien mais où toute relation atteint sa justesse, restaure l’harmonie du cosmos et réconcilie l’humain avec la création. Comment n’en sentirions-nous pas l’urgence en ces jours que traverse notre monde inquiet pour son avenir ? Ouvrons-donc nos cœurs à sa lumière comme nous y invite saint Paul dans la lettre aux Ephésiens ce matin pour que grandisse en nous l’espérance que suscite son appel et que se déploie en nous sa puissance, c’est-à-dire cet amour du beau, du bon, du vrai, qui chasse au loin les ténèbres du mal. Jésus nous a montré la route à suivre dans le mystère de son abaissement en offrant sa vie par amour jusqu’à mourir sur une croix, lui que le Père a établi tête de l’Eglise dont nous sommes les membres appelés à partager sa gloire.
« Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » dit-il à ses disciples au jour de son ascension. Alors ne craignons pas de suivre un tel maître ! Ne craignons pas d’accueillir son amour et de courir dans la voie de ses commandements comme il nous le demande parce que les commandements du Seigneur révèlent cette sagesse porteuse de vie et de réconciliation universelle dont notre monde a tant besoin. Cette sagesse, dont la mise en œuvre anticipe et hâte la venue du royaume des cieux, est celle que, justement, Jésus déployait dans son enseignement sur les béatitudes en ouverture de l’évangile : « heureux les pauvres de cœur, heureux les doux, heureux les affamés de justice, heureux les cœurs purs, heureux les artisans de paix et de justice… le royaume des cieux est à eux. » Ce royaume des cieux auquel lui, la tête de l’Eglise, accède en ce jour. Ce royaume des cieux que nous pouvons vivre déjà par la foi en nous laissant conduire par l’Esprit Saint, l’Esprit de Jésus qui a reçu tout pouvoir sur la terre comme au ciel.
Alors, osons vivre l’Evangile, osons en déployer toutes les potentialités en notre monde assoiffé de paix, de justice, de liberté, de respect mutuel, de respect envers la création. Alors, de nos cœurs, montera vers le Seigneur notre louange et l’expression de notre gratitude. Alors nous serons, en son nom, des hommes et des femmes de bénédiction. Réjouissons-nous déjà, aujourd’hui, de cette assurance qu’il nous donne : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». Appuyons-nous sur elle pour vivre l’aujourd’hui de Dieu. Amen.
Frère Jean-Michel, abbé